Rends-moi fière / Nicole Dennis-Benn

« C’est notre vie en fin de compte. Regarde autour de toi, ma fi. Regarde où tu vis. Ce bout de terre a plus de valeur que nous. Et l’air que l’on respire ? C’est encore une dette à payer. »

Une première lecture de la rentrée littéraire qui ne laisse pas indifférent c’est le moins que l’on puisse dire ! Acclamé outre-atlantique, le premier roman de l’autrice jamaïcaine Nicole Dennis-Benn traite sans détour et sans fard des problématiques qui minent la société jamaïcaine, que l’on pourrait aussi attribuer à de nombreux lieux « paradisiaques » que le colonialisme, puis le tourisme de luxe et la corruption ont abîmé.

One love, one heart ?

Initialement habitée par les peuples Arawak et Taïnos, l’île de la Jamaïque est envahie par les espagnols au quinzième siècle, et devient un lieu d’acheminement et d’exploitations d’esclaves issus des peuples autochtones, puis acheminés du continent africain, pour la production de sucre de canne principalement. Passée sous le joug britannique au dix-septième siècle, elle obtient son indépendance en 1962. La Jamaïque est une île à la culture foisonnante, berceau du rastafisme et de genres musicaux très populaires, aux multiples déclinaisons et facettes, tels que le ska, le mento ou le reggae. Le reggae qui a fait connaître la Jamaïque dans le monde entier, et dont le plus grand représentant, Bob Marley, continue d’être célèbre plus de trente ans après sa mort.

Si le cliché de carte postale souriante et décontractée du rasta savourant un joint sur sa plage paradisiaque est souvent la seule image qu’ont beaucoup, la réalité de nombreux habitants est bien plus complexe. L’île, pavillon de complaisance, connaît un très fort taux de criminalité, une grande pauvreté, et lutte contre la dévastation de sa faune et sa flore.

Thandi, Margot, Delores et les autres

Milieu des années 1990. Margot est une jeune jamaïcaine au caractère bien trempé qui ne recule devant rien pour réussir et devenir riche. Employée dans un hôtel de luxe pour touristes étrangers, elle vend discrètement son corps aux clients lorsque son service s’achève, mais s’offre aussi à son patron, un riche héritier veule et antipathique, en espérant être promue un jour en retour.

Si elle encaisse autant de choses en silence c’est qu’elle a un objectif bien précis : permettre à sa petite sœur âgée de quinze ans, Thandi, dont les résultats scolaires sont brillants, de devenir quelqu’un en faisant de grandes études. Docteure serait parfait. Il n’y a pas que Margot qui place de grands espoirs en Thandi, Delores, leur mère qui survit en vendant de l’artisanat sur les marchés, mise tout également sur la réussite future de sa plus jeune fille.

Seulement Thandi se sent écrasée par tout ce poids qui repose sur ses jeunes épaules. Elle a conscience de la chance qu’elle a, elle qui vit dans un quartier pauvre d’une ville côtière de Jamaïque, de pouvoir fréquenter une école prestigieuse où elle est l’exception, mais souhaite aussi faire son propre chemin. Comment s’extirper du joug familial quand tout l’espoir repose sur soi ? Quelles perspectives et projets personnels peut-on envisager ? D’autant que Thandi ignore tout des agissements  de sa sœur pour lui permettre de suivre sa scolarité…Et de l’histoire d’amour passionnelle qu’elle vit en secret avec Venere, revenue dans le village après avoir fui au Royaume-Uni pour échapper au pire lorsque son homosexualité a été révélée au grand jour.

Rends-moi fière est un livre dont on sort sonné, où les apparences et les intentions se dévoilent au fur et à mesure du récit. Cette complexité des relations entre les protagonistes de cette famille dysfonctionnelle permet une plus large réflexion sur la violence, l’exploitation, la misogynie, mais aussi la sororité. Une sororité dévoyée ici, où l’on impose aux autres ce que l’on subit, où l’on se rabaisse entre femmes tout en s’aidant, où l’on reproduit les schémas toxiques qui asservissent les femmes dans une société profondément patriarcale.

L’homophobie virulente qui fait vivre dans la peur Margot et Venere met en lumière l’hostilité d’une partie de la population jamaïcaine envers les questions LGBT+, pays désigné il y a encore quelques années comme l’un des plus dangereux du continent américain pour les personnes LGBT+ . L’homosexualité masculine y est punie de dix ans de prison, et de nombreux faits divers d’une violence insoutenable font régulièrement la une des journaux. Une réalité peu glorieuse qui me rappelle les nombreux textes d’une violence incroyable, entre rejet total et appel au meurtre, chantés par des stars du reggae qui savent s’adapter à leur public et se gardent bien de les intégrer à leur répertoire lors de tournées européennes où ils sont adulés comme des apôtres de la paix.

Ce texte est enfin un brûlot contre le déterminisme social et les drames qu’il entraîne, sur l’impossibilité de sortir de sa condition et du destin que tout semble imposer. Par son écriture nerveuse, teintée de patois jamaïcain (que l’on retrouve encore plus présent dans la version originale), sa galerie de personnages attachants malgré tout, et sa tension permanente, j’ai beaucoup aimé ce roman que je vous recommande, avec une simple mise en garde sur sa dureté parfois. Mais il est de ces lectures coup de poing essentielles, et est pour moi un grand roman à social à ne pas manquer.

Merci infiniment aux Éditons de l’Aube de m’avoir permis de découvrir ce magnifique texte, qui j’espère fera beaucoup parler de lui à sa sortie.

A lire aussi

Pour continuer une plongée dans la littérature jamaïcaine je vous conseille les romans de Kei Miller.

Rends-moi fière, Nicole Dennis-Benn. Editions de l’Aube, sortie le 19 août 2021.

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