Soleil à coudre / Jean d’Amérique

Ici, il y a le parfum humain, qu’on aimerait tant partager et l’odeur de cafard qui asphyxie nos paroles. Chaos au passage du jour, aube coincée dans le chant acéré des nuits, barbelés crus apprivoisant le derme de nos espérances. Nous sommes des corps mêlés dans les ferailles de la vie, des voix en mal de chanson douce, nous sommes ce quartier, un cul attendant d’être torché…

Voilà une rencontre littéraire comme j’aimerais en faire bien plus souvent. Un bijou, poétique, profond, cru, beau et triste à la fois. Une ode à la vie, écrite dans une langue merveilleuse.

Je découvre par ce roman la plume de l’écrivain, poète, slameur et dramaturge haïtien Jean d’Amérique, et je n’ai qu’une envie, me plonger frénétiquement dans tous ses écrits pour retrouver la puissance de ses mots. Si « Soleil à coudre » est son premier roman, Jean d’Amérique a déjà publié 5 autres ouvrages, en théâtre et poésie, très remarqués, et est notamment le cofondateur et directeur artistique de l’association culturelle Loque urbaine, à l’origine du festival de poésie contemporaine Transe poétique.

Tu seras seule dans la grande nuit

Tête Fêlée est jeune, mais elle a déjà vécu plusieurs vies. Entre son beau-père, homme de main du caïd du coin, et sa mère, Fleur d’Orange, qui fait commerce de son corps, elle grandit dans un bidonville et pousse telle une « petite fleur du ghetto » parmi la misère, la violence, la mort. Mais elle a un secret qui la porte, et lui donne un horizon : rejoindre Silence, dont elle est tombée follement amoureuse, et qui est exilée aux États-Unis. C’est son soleil intérieur, elle écrit des poèmes sensuels et exaltés à cette « lune » qui hante ses pensées.

Moi Tête Fêlée, allégorie des mille et une peines du ghetto… Ma quête de symphonie vitale échoue. La voix naufragée, maintenant, mon souffle résonne dans une spirale de maux. Étrange cacophonie. Mon nom est un poème de fin du monde.

Tête Fêlée est vivante, audacieuse, déterminée, mais jusqu’où parviendra-t-elle à tenir, à espérer, quand la vie vous enfonce et vous maltraite si durement dès le plus jeune âge. Et cette prophétie funeste lancée contre elle, « tu seras seule dans la grande nuit« , que Tête-Fêlée tente d’éviter. Les questions du déterminisme et de la reproduction sociale, ou son évitement, traversent subtilement le roman, et se dessine en filigrane un portrait déchirant des conditions de vie des plus démunis en Haïti.

C’est un texte unique, vraiment, bouillonnant de vie et d’amour entre le sang et les larmes. On y découvre une liberté de ton et un jeu avec la langue incroyables, mille images évoquées très marquantes, et un contraste saisissant entre la beauté des mots et la dureté de l’histoire. La poésie nait aussi de l’horreur et de la douleur. Toute vie mérite d’être racontée, toute vie mérite d’être magnifiée.

Jean d’Amérique réussit l’exploit de ne pas cacher la réalité sordide des bidonvilles haïtiens, tout en créant une œuvre unique. On sent dans ces lignes un amour profond du poète pour ces laissés pour compte, un texte écrit avec les tripes. J’en suis sortie secouée, mais aussi subjuguée par cette langue éblouissante que manie Jean d’Amérique. Je viens de trouver un nouvel artiste à suivre, et j’ai la chance inouïe qu’il soit encore jeune. Longue route littéraire à ce talent dingue, et qu’il nous offre encore des tas de pépites de ce genre ! Les deux prix qu’a reçu Soleil à coudre à sa sortie, le Prix Dubreuil du premier roman de la SGDL, et le Prix Montluc Résistance et Liberté, sont d’ailleurs amplement mérités.

Pour aller plus loin

Je ne souhaite pas réduire Haïti, pays à l’Histoire et la culture passionnante, à sa situation économique et politique. Mais force est de constater que l’actualité plus ou moins récente a durement rappelé dans quelles conditions vit la population haïtienne. Voici deux pistes, en lien avec Jean d’Amérique :

  • il a publié l’année dernière une tribune bouleversante dans Libération sur la situation dramatique de son pays. Elle est à lire ici.
  • En mai dernier est sorti une enquête fouillée dans le New York Times appelée The Ransom sur la double dette imposée à la toute nouvelle république d’Haïti pour dédommager les anciens maîtres esclavagistes. Cette dette, versée à la France, a perduré, et a empêché clairement le développement de ce pays. C’est glaçant, révoltant et injuste. Publiée sous la forme d’une série d’articles en anglais, français et créole, c’est à lire ici . Jean d’Amérique a d’ailleurs réagi à cette parution sur radio Canada, et également dans cette tribune paru sur le site de Libération.

Je ne suis pas la seule à avoir aimé ce très beau texte, vous pouvez lire par exemple la chronique poétique de Pamolico.

Soleil à coudre, Jean d’Amérique. Actes Sud, 2021.

4 commentaires sur “Soleil à coudre / Jean d’Amérique

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