// Fragments // La paix des ruches, Alice Rivaz

Fragment 1, p. 41

Nous attentions beaucoup de l’amour, et pas grand chose du mariage. Il nous semblait avoir droit au premier, nous attendions tout du premier. Le mariage n’était pour nous qu’une dérision. Si affranchies en imagination, si sages et si timorées dans la réalité. Regardant nos mères, nos sœurs aînées avec pitié. Certes, le monde se renouvelait avec nous. Nos baisers seraient les premiers baisers, notre amour recommencerait celui d’Yseult. Mais que faire seules, sans Tristan à portée du regard ? Alors, il fallait bien chercher Tristan. Mais quel Tristan ? Le commis du pharmacien ? Le jeune professeur de chimie qui venait de se marier ? Le voisin de palier qui d’un jour à l’autre portait pantalons longs et se mettait à vous appeler « Mademoiselle » après vous avoir aspergée de sarcasmes et de bouts rimés pendant des années. Et pourtant c’était maintenant qu’il aurait pu m’apostropher : « Jeannot-Jeannotte ne fais pas la sotte ! »

Ah ! oui, combien nous étions seules, un peu sottes, entre nous, retournant nos mots lourds de sens, nos pensées uniformes, couvant un appétit de l’Amour avec majuscule, et le mépris de tout ce qui précède, accompagne et favorise l’amour, c’est-à-dire le flirt, la danse, les conversations futiles, les marivaudages. Comme tout nous paraissait sans sel, pire, sans valeur, de ce qui faisait la fierté de tant de nos camarades plus expertes et promptes à tendre de vrais filets tout en ratant leurs examens. Nous, pendant ce temps, nous attendions le grand Amour.

Fragment 2, p. 22

Du reste, quelle est la femme qui croit vraiment à sa beauté, se regarde elle-même sans esprit critique avec l’indulgence, l’aveuglement qu’on nous prête, que les hommes nous prêtent ? Non, au contraire, nul ne sait mieux qu’une femme dont on dit qu’elle est jolie, belle, le mirage que représente sa beauté, à quoi elle tient. A moins qu’à un fil. A un reflet, un éclairage plus ou moins heureux, au sommeil réparateur, à un certain équilibre du corps et de l’esprit que chaque heure menace de détruire. Fragile beauté que les mots ternissent parfois comme un souffle impur, que les baisers même altèrent. Comment nous enorgueillir de ce dont nous avons appris le caractère dérisoirement passager ou hasardeux, puisqu’il suffit d’un rien, d’une robe pas très bien coupée, d’une coiffure plus ou moins réussie, d’une erreur dans le choix d’un tissu ou d’une teinte, pour qu’une jolie femme paraisse laide. Et quand s’est écoulée le temps d’une décennie, de trois lustres, celles qui avaient pris l’habitude de s’entendre répéter qu’elles étaient jolies, « si jolies », ne perçoivent plus que rarement ces paroles sucrées.

La paix des ruches, Alice Rivaz. Editions Zoé, 2022. Initialement paru en 1947.

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