
De tous les animaux sauvages, l’enfant est celui qu’il est le plus difficile à manier.
Platon
Je lance une nouvelle catégorie de lectures, « Résonances ». L’idée est de faire dialoguer des œuvres qui résonnent de par leur thématique, leur auteurice, ou bien encore parce que j’y vois des échos. Un bien joli mot pour faire des ponts entre les livres et les gens. Et justement, j’ai récemment lu deux livres d’Andrés Barba, auteur espagnol contemporain considéré comme l’un des plus prometteurs de sa génération. Deux romans qui parlent tous les deux de l’enfance d’une manière détournée et troublante, et joue sur nos représentations. C’était légèrement déroutant, et j’ai adoré.
Une république lumineuse, éditions Bourgois, 2020

Voilà un texte très intéressant, lu dans le cadre du challenge #moinsdixdansmapalen2024. L’auteur y joue avec nos représentations et notre sens de la morale, égratignant nos stéréotypes sur l’enfance tout en les questionnant. Il nous fait réfléchir sur la civilisation en rejouant l’affrontement nature-culture, et les dézingue les constructions sociétales que l’on prenait pour acquises.
Résumé
Au milieu des années 1990 la ville de San Cristobal est le théâtre d’un fait divers troublant : l’arrivée d’une trentaine d’enfants, et leur confrontation avec la population locale. Des enfants considérés comme sauvages, et s’exprimant dans une langue incomprise et mystérieuse. Si on leur accorde peu d’attention au début, leur présence de plus en plus pesante finit par obséder tout le monde, et conduire au pire. Vingt ans plus tard le directeur des services sociaux de l’époque revient sur cet événement pour tenter de comprendre ce qu’il s’est passé.
Avis
Ce qui fonctionne tout particulièrement est le choix de dérouler l’histoire par la voix du narrateur, avec ses ellipses et sa subjectivité. Plonger dans ses pensées et ses errements éthiques ne nous laisse pourtant pas dupes de ce qui se trame en sous-main. La fascination croissante pour ces « autres » et les émotions contradictoires que ce cela suscite jettent un trouble sur la perception de cette histoire anormale. Quelle est la réponse appropriée à donner à cette nouvelle population ? Il est question de norme dans ce récit, de la place de chacun dans une société et de nos propres constructions. Que faire d’enfants « déviants », car autonomes et construits sans adultes ? Des enfants qui réveillent nos propres envies de liberté, mais troublent aussi nos repères ? Des enfants qui vivent sans cadre présupposé et qui font preuve d’initiative, voire de violence pour survivre c’est tout un fonctionnement bien huilé qui s’écroule. Et les enfants cadrés, dressés, sont-ils si heureux ?
J’ai trouvé l’idée de l’auteur étonnante, et aimé perdre certains repères, voire ressentir un vrai malaise au fur et à mesure que l’histoire tragique se déroulait devant mes yeux de lectrice. Cela questionne la question de l’innocence et de l’insouciance présumées de la jeunesse. Qu’est-ce qu’un bon enfant ? Jusqu’où l’adaptation à la vie en société et le vivre ensemble est-elle un bien ou une soumission? Leur présence dévoile les inégalités de cette ville tropicale, où les services sociaux sont censés aider à apporter la civilisation à un peuple autochtone limitrophe, les indiens ñeê, dont la pauvreté semble couler de source. Et c’est par les enfants de ces deux populations que l’on devine ces inégalités : il y a ceux qui vont à l’école, et ceux qui lavent les pare-brises des voitures aux feux rouges. Entre lâcheté des adultes, et fascination des plus jeunes, cette apparition est une remise en cause de l’ordre établi. Et un miroir pour mieux dénoncer les relents du rejet de la différence, de l’hypocrisie et de la violence des politiques municipales.
Une république lumineuse, Andrès Barba. Editions Christian Bourgois, 2020.
Le dernier jour de la vie antérieure, éditions Bourgois, 2024

Dernière parution en France d’Andrés Barba en France, ce texte frôlant délicieusement avec le fantastique nous perd dans ses errements pour mieux nous embarquer.
Résumé
Une agente immobilière entre deux âges, femme morale et presque rigide dont la vie ne semble pas lui appartenir réellement doit vendre une maison. Elle est douée pour ça, et « sent » les endroits. Perturbée dès le départ par cet endroit vide, sombre et lumineux à la fois, elle y fait une rencontre déroutante : un enfant bien propre sur lui qui semble y vivre encore. Tour à tour effrayée, troublée, puis fascinée, et n’aura de cesse de revenir dans ce lieu insolite, où des événements inexplicables se produisent. En cherchant l’enfant, elle tombe sur elle-même, et perd peu à peu pied dans cette dissolution de son moi. Ou bien se trouve-t-elle enfin dans cette expérience paranormale ?
Avis
Ce court roman fantastique nous entraîne et nous montre le chemin pour mieux nous perdre. Je ne peux pas trop révéler le contenu sans risquer de déflorer le nœud de l’intrigue, alors je partagerai simplement quelques ressentis. Là aussi Andrés Barba choisit de nous raconter cette histoire par le biais de sa narratrice, et ça fonctionne. Il excelle à créer des ambiances étranges et en même temps familières, et c’est cela qui trouble. Ce n’est pas une simple histoire de fantôme à raconter au coin du feu la nuit pour se faire peur, mais un moment de rupture dans la vie bien réglée des personnages principaux. Qui sommes-nous réellement au fond ? Quel est notre rapport au temps ? A la vie ? Se connaît-on vraiment ?
C’est bouleversant, et perturbant à la fois. L’innocence et la naïveté enfantine de la pensée magique traversent le récit, mais aussi le trouble d’une enfance déréglée, anormale et presque dérangeante. L’inconnu est effrayant mais excitant également. L’adulte est au fond un enfant qui s’est perdu se dit-on, et qui a du adopter les codes imposés pour avancer. Le renversement final intervient comme un révélateur, mais aussi comme un point final à cette errance. C’est bien écrit, bien ficelé, et très touchant. On pense évidemment à La petite lumière d’Antonio Moresco par la présence énigmatique d’un enfant qui semble abandonné, et émeut notre âme de lecteurice.
J’ai bien envie de continuer à explorer l’œuvre originale de cet auteur, si vous avez des titres à me conseiller je suis preneuse !
Le dernier jour de la vie antérieure, Andrés Barba. Editions Christian Bourgois, 2024.

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