Uvaspina de Monica Acito / Editions du sous-sol

Il regarda Naples, cette ville née de la queue d’une sirène nauséabonde, et pensa qu’elle puait. La nuit, à Naples, il ne pouvait se passer rien qui vaille, car la ville était une traîtresse, seulement capable de rire de toutes ses dents scintillant dans le noir qui cachait ses caries.
Résumé :
“Tous les mercredis soir, Minuccia et Uvaspina attendaient la mort de leur mère.”
Ainsi s’ouvre cette fascinante chronique familiale emmenée par la mère, Graziella dite la Dépareillée. Fantasque et mélodramatique, elle a rencontré son mari, le notaire Pasquale Riccio, à un enterrement pour lequel elle avait été engagée comme pleureuse. Issue des quartiers populaires, la Dépareillée a quitté les venelles sales et cacophoniques pour les bords de mer cossus, mais reste possédée par une profonde tristesse. Tous les mercredis soir, quand Pasquale quitte l’appartement, elle feint sa propre mort devant les yeux ébahis de ses enfants. Uvaspina tient son surnom d’une baie que l’on presse et dont le jus sert à guérir les maux d’autrui. Il est habitué, depuis toujours, à supporter les moqueries de ses camarades, la honte de son père et la férocité de sa sœur, Minuccia. Habitée par une sombre force, elle est prise de colères terribles qui la transforment en une toupie ravageuse détruisant tout sur son passage. Le dernier protagoniste n’est autre que Naples, cette ville aux entrailles bouillonnantes, avec ses quartiers tendus vers le ciel, ses tentacules immergés dans la mer. C’est précisément entre ville et mer qu’Uvaspina rencontre Antonio, le pêcheur aux yeux vairons, qui lui racontera mille et une histoires. Mais cette idylle ne saurait durer. À l’image du Vésuve surplombant la ville, le drame ne demande qu’à être réveillé.
Avis :
Uvaspina, c’est le surnom du fils de la famille Riccio, « une baie que l’on presse et dont le jus sert à guérir les maux d’autrui« . Et s’il porte ce sobriquet, c’est pour sa beauté pâle, et sa capacité à supporter les crises de sa sœur Minuccia, dont la « foltoupie » se met en branle régulièrement. Et puis il y a la mère, Graziella dite La Dépareillée, ancienne pleureuse professionnelle qui simule sa mort tous les mercredis soirs lorsque son mari, Pasquale part pour ses sauteries mondaines. Minuccia, Uvaspina, Grazielle et Pasquale constituent le noyau d’une famille délicieusement dysfonctionnelle et pourtant attachante. Chacun.e avec ses failles, ses souffrances, mais ses espoirs aussi. Récit truculent dans une Naples bigarrée et quasi intemporelle, ce premier roman m’a frappée par sa langue traduite par Laura Brignon qui se déguste sans chichis avec les doigts, que l’on lèche goulûment pour en savourer son inventivité et sa force.
Amiante de Sébastien Dulude / La Peuplade

La poussière fibreuse de la ville d’amiante se soulevait sous nos pas et se fichait en une pellicule grise et crayeuse contre notre sueur. Nos mollets étaient couverts de ce talc qu’on dit cancérigène – pays de l’or blanc.
Résumé :
Thetford Mines, ville phare de l’industrie de l’amiante québécoise, été 1986. Steve Dubois, neuf ans, et le petit Poulin, dix ans, s’abandonnent aux plaisirs de l’amitié. La belle saison est rythmée d’aventures sur les hauts terrils et d’évasions à travers les paysages mi-forestiers mi-lunaires. Les journées des deux inséparables s’écoulent dans l’oisiveté et l’innocence, sur leurs vélos ou allongés dans leur cabane parmi les pins. Or, l’année 1986 est riche en tragédies, et l’une d’entre elles affecte le cours de la vie de Steve comme nulle autre. Cinq ans plus tard, on le retrouve en proie à son obsession : reconstituer son paradis évanoui.
Avis :
Ça parle de la dureté de l’enfance, de la beauté des liens qui se tissent à cet âge fragile où tout est vécu pour la première fois. Ça parle de deuil, de manque. Ça parle aussi de la douceur des étés longs comme une vie lorsque l’on est enfant, et que l’on aime s’en inventer mille pour passer le temps. C’est un texte très beau, à la construction complexe et kaléidoscopique. Tout est maîtrisé, peut-être un peu trop pour accéder à l’authenticité des sentiments ai-je trouvé parfois. Cela n’empêche pas de saluer l’exercice de style, et la plume remarquable de Sébastien Dulude.
Mémoire céleste de Nona Fernández / Editions Globe

Que restera-t-il de nous au-delà de cette photo et du souvenir ? De combien d’instruments aurons-nous besoin pour percer les couches de temps qui sédimenteront cet instant ? Que deviendront le rire de ces femmes, l’odeur des bougies éteintes, les miettes de gâteau sur la nappe blanche ? Seront-ils recyclés d’une manière ou d’une autre ? Se transformeront-ils en rêves ? Voleront-ils, légers comme des cerfs-volants, avant de retomber quand on s’y attend le moins ?
Résumé :
Le 19 octobre 1973, cinq semaines après le putsch mené par le général Augusto Pinochet, la Caravane de la mort, l’escadron de l’armée chilienne qui semait la terreur en opérant des raids dans tout le pays, a conduit vingt-six prisonniers politiques dans le désert d’Atacama où ils ont été sauvagement assassinés. Les corps n’ont jamais été retrouvés. Confrontée à la mémoire défaillante de sa mère âgée, Nona Fernández se donne pour mission d’interroger cette violence omniprésente qui peine toujours à être reconnue en exhumant les traces de ces vingt-six hommes.
Avis :
Ce texte, tout en touches impressionnistes, dresse un portrait poétique de l’immensité de l’espace qui nous entoure, et sonde nos âmes dans ce qu’elles ont de plus profond : notre rapport à la mémoire et au deuil. Deuil impossible de proches disparus sans corps, deuil doux amer de ceux qui restent mais ne vivent plus vraiment, deuil franc d’une société où la démocratie s’érode. 26 étoiles qui brillent dans le ciel, 26 martyrs de la dictature chilienne, et tout un monde qui a dû se réinventer.
L’amour des hommes singuliers de Victor Heringer / Editions Denoël

« Il est si absurde de tenter d’écrire Cosme, les particularités de Cosme, les mots de Cosme, les expressions de Cosme.«
Résumé :
Camilo a treize ans et vit à Rio de Janeiro, loin des favelas. Blanc et fils de médecin, il est du bon côté de la barrière, mais souffre d’une infirmité à la jambe. Aussi rêveur que timide, il peine à communiquer avec ses parents, en particulier son père. Un jour, ce dernier, sans donner d’explication, recueille un adolescent des rues. Cosme est aussi costaud que Camilo est malingre, aussi pauvre que Camilo est riche. Instantanément, Camilo le déteste d’une haine farouche.
Mais la frontière avec l’amour est ténue, et le désir va bientôt pointer. Durant cet été de la fin des années 1970, les deux garçons vont s’éprendre l’un de l’autre avant que la réalité du monde et la ville ne les sépare, définitivement.
Avis :
Il est des rencontres, même brèves, qui marquent une vie. Camilo est un adolescent brésilien comme les autres, enfin presque. Fragilisé par une infirmité à la jambe, son statut de fils de médecin Blanc le préserve d’une vie de souffrance et de pauvreté. Une vie somme toute banale, jusqu’au jour où Cosme y débarque. Tout les oppose : leurs couleurs de peau, leurs physiques, leurs classe sociales. Entre eux va pourtant naître et fleurir un amour aussi incandescent qu’éphémère. Quinze jours que nous relate Camilo devenu adulte. C’est un texte original et dérangeant, qui nous rappelle combien amour et haine sont parfois les deux faces de la même médaille.
Carcoma de Layla Martínez / Editions du Seuil

Quand j’ai franchi le seuil, la maison s’est jetée sur moi. C’est toujours pareil avec ce tas de briques et de crasse. Il se rue sur tous ceux qui passent la porte et leur tord les boyaux jusqu’à leur couper la respiration. Ma mère disait que cette maison faisait tomber les dents et asséchait les entrailles, mais il y a longtemps qu’elle a pris le large et je n’ai plus aucun souvenir d’elle.
Résumé :
Aux abords d’un village de Castille, une maison frémissante semble réagir aux moindres faits et gestes de ses habitantes : portes qui claquent, bruits de meuble qu’on traîne, âmes défuntes qui s’accrochent aux mollets – et que l’on écrase pour les tenir en respect. Quatre générations se succèdent entre ses murs. Dans cette famille, ce ne sont pas les bijoux ou la tendresse que l’on se transmet de mère en fille, mais les rancœurs, la jalousie, la douleur – la carcoma, qui ronge qui ronge qui ronge.
Avis :
Les non-dits qui rongent le cœur se transmettent de génération en génération dans la famille de la narratrice. Retournée dans la maison de son enfance à la suite d’une sombre histoire de disparition d’enfant, la voilà confrontée à son histoire familiale, C’est une histoire grinçante, qui mêle secrets de famille, dénonciation des violences patriarcales, citrique sociale, et croyances païennes. J’ai été légèrement frustrée par le final un peu rapide pour moi, et j’aurais voulu creuser encore plus les secrets de cette maison-personnage fascinante. Mais j’en garde un souvenir de lecture agréable, entre conte à écouter au coin du feu pour frissonner et métaphore de la rancœur et de l’injustice.

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