Jour de ressac / Maylis de Kerangal

Je marche sur les cailloux et le sol bouge sous mes pas. Il roule et se fragmente, il rague dans un bruit de chaînes lourdes. Il faudrait que j’accélère pour ne pas tomber, que je me lance, effleurant la surface de la pointe des pieds pour rebondir d’un galet à l’autre, hop, hop, exactement comme je courais ici, enfant, les cuisses fraîches, un crabe au creux de la main. Mais je vais lentement, les chevilles tordues et les pieds lapidés ; je cherche quelque chose, une pierre – sachant que chercher une pierre sur une plage de galets est de la folie douce.

C’est un peu par hasard que j’ai lu ce roman, attirée par son titre, et sa description. Je connaissais déjà l’autrice, figure incontournable de la littérature française contemporaine, mais à part Réparer les vivants qui m’avait beaucoup touchée, j’avais beaucoup de mal à rentrer dans son écriture, que je trouvais parfois trop artificielle et ampoulée. Et avais perdu la curiosité de la lire.

Et puis je me suis dit pourquoi pas tiens, les envies c’est comme les vagues ça afflue et ça reflue, ça ne s’explique pas toujours. Bien m’en a pris, car ce récit à la fois personnel, historique et géographique est à découvrir. Le point de départ est simple, et déstabilisant à la fois : la narratrice est contactée par la police du Havre car le corps d’un homme a été découvert, et il y a un lien avec elle.

« J’ai balbutié : quoi ? quelle affaire ? Le policier m’a déclaré que le corps d’un homme avait été retrouvé il y a deux jours sur la voie publique, au Havre, un individu non identifié, que j’étais censée pouvoir fournir des informations, qu’il fallait que je vienne. »

Totalement perturbée, elle en oublie de demander son identité, happée par les souvenirs d’un lieu qui lui est devenu lointain. La ville où elle a grandi. C’est jour de ressac, la mer charrie tout ce qui est enfoui pour le rejeter devant soi. Il faut y retourner, la boule au ventre. Retrouver ce qu’elle a volontairement ou pas laissé derrière elle. Subir un interrogatoire, voir des images difficiles, celle d’un corps sans vie. Mais là toujours rien, elle ne reconnaît pas ce visage d’éternel endormi. Une intrigue de plus.

Ne vous méprenez pas, ce roman n’est pas un polar, ni une enquête au sens propre du terme. C’est une plongée dans les questionnements de la narratrice et dans sa vie intime. Confronter la femme adulte qu’elle est devenue à l’adolescente qui arpentait les rues du Havre. Ressasser ses souvenirs, voir réapparaître des visages enfouis depuis longtemps au fond de sa mémoire. Y mêler l’Histoire d’une ville, sa côte aux tons gris, et la mer, omniprésente.

Maylis de Kerangal décrit ici avec beaucoup de justesse ces moments où un grain de sable vient détraquer une vie réglée et stable en apparence. Elle brosse finement ses personnages, nous emmène dans ses déambulations, et fait de ce court récit un moment hors du temps.

Jour de ressac, Maylis de Kerangal. Editions Gallimard (collection Verticales), 2024.

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