
Alors qu’elle contemplait le spectacle qui se déroulait devant elle, Saba songea que la vie à cet endroit consisterait à chercher des alternatives. Les espérances et les prières murmurées sur la place parcouraient tout le camp d’un frémissement silencieux, juste sous ses pieds.
Je découvre Sulaiman Addonia par ce roman paru en début d’année chez les Éditions La croisée. Auteur né en Érythrée, Sulaiman Addonia a grandi dans un camp de réfugiés au Soudan, et est passé par l’Arabie saoudite et le Royaume-Uni avant de s’installer à Bruxelles. Il a créé le Asmara-Addis Literary Festival (In Exile), festival littéraire qui met à l’honneur la création artistique autour des questions d’exil, couplé à un programme d’écriture pour personnes réfugiées.
Il était une fois dans un camp…
Une soeur et un frère, Saba et Hagos. Un couple familial fusionnel, où l’un se fond dans l’autre. Elle est vive, affirmée, et combattive. Il est doux, muet, et sans haine. Elle vit pour lui ce qu’il ne pourra jamais expérimenter, car son handicap lui ferme les portes. Il vit à travers elle la féminité que la société lui interdit d’arborer.
La guerre frappe leur ville Asmara, capitale de l’Érythrée, et il faut fuir. Saba, Hagos et leur mère partent, puisqu’ils le peuvent, en laissant quasiment tout leurs biens derrière eux. Peut-être pour ne pas paraître indécents aux yeux de leurs voisins qui n’avaient pas les moyens de payer un passeur, se demande Saba. Ou bien pour avoir une raison de revenir, d’espérer un après où l’on retrouve son lit, son bureau, son jardin…Sa vie d’avant.
Autour d’eux gravitent une petite foule de personnages, certains plus bienveillants que d’autres. Car cette union fraternelle gêne, et attise les ragots et les fantasmes, alimentés par la liberté de Saba. On suit leur quotidien dans un camp, les rituels qui marquent le temps, l’attente permanente, l’ennui, l’espoir d’une situation que l’on espère transitoire, les pressions sociales et religieuses qui régissent et étouffent chaque aspect de la vie : on y fait des faux tribunaux où accueillir de faux procès, on contrôle de manière obsessionnelle le corps et les mouvements des femmes, on traque chaque comportement suspect ou déviant.
Mais il y a aussi le réenchantement d’un quotidien morose par les rêves et espoirs que chacun.e porte enfouis, et la tension physique omniprésente accentuée par la promiscuité. Sulaiman Addonia nous offre ici un récit ardent, sensuel et multiple, où l’amour et le genre prennent des formes ouvertes et sensibles. C’est un texte tout sauf misérabiliste et essentialiste, qui traite l’humain dans toute sa complexité, et prend des chemins surprenants.
J’ai apprécié cette découverte, et compte bien me pencher sur son précédent roman, Les amants de la mer rouge, qui semble déjà porter des réflexions sur l’exil, l’amour interdit, et la condition des femmes.
Le silence est ma langue natale, Sulaiman Addonia. Editions La croisée, 2022.
Votre commentaire