Paradis / Abdulrazak Gurnah

Quand le moment du départ arriva, tout parut irréel à Yusuf. Il dit adieu à sa mère sur le seuil de la maison et suivit son père et son oncle jusqu’à la gare. Il portait son petit ballot contenant deux shorts, une chemise, un Coran, et un vieux chapelet de grès. Il ne lui vint pas à l’esprit, ne fût-ce qu’un instant, qu’il serait peut-être séparé de ses parents pour longtemps ou même qu’il ne les reverrait jamais.

Né sur l’île de Zanzibar en 1948, Abdulrazak Gurnah est auteur et enseignant universitaire à Kent de littérature anglaise et postcoloniale. Prix Nobel de littérature 2021, il est peu connu en France et c’est bien dommage ! Il écrit notamment sur l’exil, la colonisation, la liberté, la mémoire, et l’incertitude identaire. L’Académie suédoise souhaitait d’ailleurs en lui décernant le Nobel de littérature récompenser une œuvre qui explore de manière « empathique et sans compromis les effets du colonialisme et le sort des réfugiés pris entre cultures et continents ». Je le découvre grâce à sa médiatisation récente, et Paradis est ma porte d’entrée dans son oeuvre.

Yusuf, Joseph et les autres.

Yusuf, jeune swahili, vit chichement avec ses parents. Il attend avec impatience les passages d’Oncle Aziz, riche marchand, dont la venue dans son village est toujours une fête. Mais à ses 12 ans, Yusuf est prié de suivre Oncle Aziz, et quitte sa famille du jour au lendemain, sans savoir qu’il ne la reverra peut-être pas.  Heureux de voyager et de découvrir d’autres contrées, Yusuf ignorera longtemps qu’il a été vendu par ses parents pour rembourser leurs dette, qu’il est devenu « rehani », un esclave. Commence alors pour lui une vie au service de cet oncle qui n’en est en fait pas un. Avec l’âge viendra progressivement pour lui un voyage initiatique tant physique qu’intérieur pour s’affranchir.

Paradis est avant tout un récit d’apprentissage, où l’on suit avec tendresse l’évolution de Yusuf, jeune homme naïf à la beauté incendaire qui découvre progressivement le monde des adultes, ses injustices et sa dureté. Chacun cherche son paradis, chacun croit savoir où il se situe, qu’il prenne la forme d’un au-delà miraculeux, de pays lointains décrits par les quelques voyageurs qui en reviennent et y ajoutent une bonne de fantasme pour rendre jaloux ceux qui ne partent pas,  ou d’un sentiment intérieur de liberté. 

Mais c’est aussi une plongée fascinante dans l’est africain, de la Tanzanie au Kenya en passant par Zanzibar, au début de la colonisation européenne entre la fin du dix-neuvième siècle et le début du vingtième, récit d’un lieu en pleine mutation, où se côtoient cultures et religions différentes. En suivant la caravane d’oncle Aziz, on voit l’esclavage, la condition des femmes, le poids de la religion, la cupidité, le commerce entre peuples, et la menace planante de l’arrivée du colonialisme…On sent un monde en plein changement. Je n’ai pu m’empêcher de penser à Tout s’effondre de Chinua Achebe, bien que les deux oeuvres diffèrent par leur ton et leur approche.

C’est enfin une évocation magnifique du voyage, des déserts aux jardins luxuriants, une vie nomade de marchands, une vie des grands espaces. Et le personnage de Yusuf reprend le mythe biblique de Joseph. Vendu en esclavage, il parvient à devenir un homme puissant et respecté, aidé par un riche protecteur, et sa beauté, comme celle de Yusuf, rappelée autant par les femmes que les hommes tout au long du roman, en sont peut-être une évocation directe.

J’ai beaucoup aimé me laisser porter et me perdre dans ce récit où le temps est incertain, non linéaire, et même si je crains de n’avoir pas le bagage culturel et historique pour saisir finement les enjeux géopolitiques de ce roman, cette plongée dans l’inconnu fut jouissive, et la portée universelle de ce beau texte tout en subtilité en fait une oeuvre à lire.

Paradis, Abdulrazak Gurnah. Denoël, 2021

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