
« Depuis le début de cette histoire, la vérité jaillissait par petits cercles qui s’élargissaient chaque fois un peu plus, comme des taches d’encre. Quand tout cela a-t-il commencé ? Ne fais pas ça. Les amis étaient tous du même avis. Tu ne sais pas où tu mets les pieds. L’idée était venue de ma fille. Ce n’est pas bon d’avoir une fille qui fait du cinéma, avait lancé un ami. Où est le problème ? avais-je répondu. Au contraire. »
Milena Makarius revient dans cette autofiction coup de poing sur un moment douloureux de sa vie : la rupture avec sa fille, Bojina Panayotova survenue lors de la sortie de son documentaire, « Je vois rouge », sorti en 2019, basé sur l’histoire des camps en Bulgarie et la vie de sa propre mère.
Que sait-on vraiment de son passé ? De ceux de ses proches ? Quelle est la part de mensonge, d’enjolivement, de dissimulation dans notre histoire familiale ? Et dans notre propre histoire personnelle ? Comment survit-on à ça ?
Sofia, Bulgarie, 2014. Mère et fille sont sur les traces de la dictature bulgare qui a sévi jusqu’à la chute du Mur de Berlin en 1989. La fille veut savoir comment ses parents l’ont vécu, eux qui sont bulgares et sont arrivés en France avec elle au début des années 1990, alors qu’elle était enfant. La mère n’en a aucun souvenir particulier, et ne se souvient pas que cela ait été aussi terrible que certains témoignages découverts par la fille.
Apparaît dans le récit la mention d’archives des services secrets, qui contiennent les dossiers de renseignement sur les personnes écoutées, pistées, suivies pendant la dictature. Mais aussi sur ceux qui dénonçaient pour le bien du Parti. La mère décide en riant de voir si elle en a un, elle qui n’a rien fait d’extraordinaire, à part peut-être jouer les interprètes lors d’un séminaire international en 1979.
Oui mais voilà, il y a bien un dossier à son nom. Elle a été un agent inventé. Sous l’alias « Janna » son ami policier Traïtcho l’interrogeait sur ses discussions avec des étrangers, faisait écouter ses amis, et l’utilisait pour transmettre des informations. A son insu. Un monde s’écroule.
Comment convaincre que l’on était vraiment au courant de rien ? Que l’on en a pas profité ? Que l’on était pas une privilégiée à cause de ce statut d’agent ?
Divisé en quatre parties, cette fiction du réel de Milena Makarius nous narre l’arrivée progressive de l’irréparable, une scission lente, progressive et violente avec sa fille, incrédule devant les justifications de sa mère, qui hésite à accepter que soient utilisés dans son film les conversations filmées et enregistrées entre elles.
C’est enfin un récit sur la création, la fiction, le réel, et leur imbrication inéluctable. C’est aussi une manière de partager sa vision de la réalité pour l’autrice, qui tente de donner son point de vue, et de rouvrir les brèches de son propre passé. Troublant et bouleversant.
J’ai pu lire en avant-première cet ouvrage grâce aux Éditions Anne Carrière et à la plateforme NetGalley, merci à eux.
Alias Janna, Milena Makarius. Editions Anne Carrière, 2020.
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