
« Elle reprenait en ordre inversé, étape par étape, elle revenait en arrière, elle essayait de comprendre. Comment cela était arrivé, comment cela avait commencé. A chaque fois, elle parvenait au même point, à la même date : cette présentation d’étude, un lundi matin, à la fin du mois de septembre. »
Delphine de Vigan est une grande romancière de l’humain, et dresse des portraits empathiques et subtils des personnages à qui elle donne vie. Elle aime à traiter des thématiques sociales et humaines telles que la précarité, les troubles mentaux, la souffrance générée par notre société… Son roman sans doute le plus connu, et le plus récompensé, Rien ne s’oppose à la nuit, s’inspire de la propre vie de sa mère, atteinte de troubles bipolaires.
Les heures souterraines, plongée abrupte dans le monde du travail
Nous suivons dans ce roman choral deux personnages, Mathilde et Thibaut, deux faces d’une même pièce. Ils sont tous deux, à leur manière, épuisés et usés par leur travail, et ils luttent seuls.
Comme tous les matins, Mathilde prend les transports en commun pour rejoindre son emploi en banlieue parisienne. Comme tous les matins, elle se presse contre une foule d’autres corps en mouvement, lutte pour arriver à l’heure. Elle entrera dans une grande tour, badgera pour rejoindre son bureau. Mais comme tous les matins depuis plusieurs mois, Mathilde doit se faire violence pour effectuer ce trajet, avec la boule au ventre et l’envie de vomir, car elle appréhende ce qui l’attend.

Mathilde a pourtant un poste haut placé, intéressant et bien rémunéré, « adjointe du Directeur Marketing de la principale filiale Nutrition et Santé d’un groupe alimentaire international ». Mais voilà, un événement s’est produit, et depuis sa vie a basculé. Depuis ce lundi de septembre, depuis cette réunion comme les autres où elle avait osé lui tenir légèrement tête, son chef et mentor Jacques, celui qui l’avait embauché elle, jeune veuve avec trois enfants en bas-âge, a totalement changé de comportement à son égard.
Biopsie d’un harcèlement rondement mené
Il y a eu les remarques désobligeantes, les commentaires derrière son dos à son équipe, les mails importants soi-disant jamais reçus contenant des notes qu’on lui avait commandé, la reprise en main d’abord partielle, puis totale de ses tâches, l’ostracisation progressive de la part de ses collègues…Une mise au placard sournoise, un harcèlement moral finement orchestré qui détruit petit à petit l’estime de Mathilde. Plus glaçant encore, la lâcheté ordinaire de ses collègues qui voient, mais ne signalent pas, ne l’aident et s’éloignent d’elle pour rester « du bon côté ».
Thibaut lui arpente comme les tous les jours les rues parisiennes au volant sa voiture. Il subit ralentissements, bouchons, têtes à queue pour se déplacer d’un patient à l’autre. Il travaille pour S.O.S. médecins depuis de nombreuses années déjà, et côtoie quotidiennement la misère humaine et sociale, ces petits appartements exigus d’où on l’appelle pour avoir un peu de chaleur humaine.
Les heures souterraines est un ouvrage court, mais d’une grande intensité, et d’une grande humanité, qui nous plonge dans l’horreur du harcèlement moral. Fléau qui touche un salarié sur dix, la souffrance au travail générée par ces agissements maltraitants est pris de plus en plus au sérieux par les pouvoirs publics. A voir sur ce sujet le documentaire Petits chefs de Lucia Sanchez, qui aborde la question du management toxique, et cherche à comprendre pourquoi ce mal est-il si présent dans le monde de l’entreprise, et du travail en général.
Les heures souterraines, Delphine de Vigan. JC Lattès, 2009.
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