
Elle pensait brièvement au temps qui passe, à la permanence des sensations, des lieux, de la pierre qui reste immuable. Elle aimait être au centre de toute cette animation. C’était un grand boulevard peuplé de visages familiers. Pour elle qui avait toujours travaillé dans des endroits calmes avec seulement quelques collègues, la Tannerie constituait un souffle d’air, un tourbillon qui s’emparait de son existence.
Jeanne est récemment arrivée dans la capitale, pour y suivre un stage en librairie. Peu convaincue par cette orientation professionnelle mais grisée par la vie parisienne elle décroche un CDD d’accueillante à « La Tannerie », ancienne friche industrielle reconvertie en lieu culturel dans les environs de Pantin. Entre angoisse liée à sa précarité et besoin d’intégration, elle s’embarque corps et âme dans ce nouveau microcosme si attirant au premier abord. Sera-t-elle récompensée de son abnégation et de sla loyauté sans faille ? Peut-on réellement créer des liens d’amitié dans un univers ultra concurrentiel ou chaque nouvelle arrivée est une menace ?
La Tannerie est par essence le livre des illusions perdues, du cynisme, de l’hypocrisie et des doubles discours. D’un regard acéré et percutant, Celia Levi dresse un portrait sans fard des nouveaux lieux culturels aux ambitions nobles mais au fonctionnement interne trouble : exploitation de personnes surdiplômées et précarisées, recherche du rendement et marchandisation de la culture. Ces nouveaux tiers lieux qui sont en fait des machines à broyer au management toxique, et où là aussi s’applique la triste logique de la concurrence et de la déloyauté entre collègues. On n’est pas sans penser à certains lieux réels comme le 104, dont les employés avaient alerté sur leurs conditions de travail par une grève en 2022.
L’hypocrisie se lit également face aux grands drames du monde, notamment dans certains passages savoureux sur leur comportement face à des personnes migrantes qui campent à côté : on les plaint, mais on ne fait rien pour eux, alors que le lieu est immense et quasi vide, et qu’on pourrait imaginer les accueillir, collecter des ressources, faire des quêtes…Mais au final on se lasse vite d’aider son prochain, et on ferme les yeux lorsque des exactions sont commises. On est même soulagés que le camp soit évacué. Le rapport à la révolte sociale est là aussi joyeusement critiqué par les idéaux de ces « cultureux » de gauche pétris de bonnes intentions, mais bien en peine de passer à l’acte. On aime le mouvement « Nuit debout », mais surtout pour l’ambiance et s’y faire voir. Quelle ambivalence entre le discours, la position que l’on veut montrer et qui l’on est. La lâcheté ordinaire est le pire des poisons.
C’est aussi un roman d’apprentissage d’une jeune provinciale débarquant de sa campagne bretonne voulant faire comme tous ces gens si intéressants qui l’entourent, en mimant leur façon d’être, leurs goûts, leurs habitudes. Se perdre pour s’intégrer ? Agaçante de naïveté par moment, Jeanne fait penser à ces romans du XIXe siècle et à la figure du jeune parvenu qui découvre un univers dont il doit maîtriser les codes avec plus ou moins de réussite. Il m’a semblé parfois difficile de connaître les réelles intentions des personnages gravitant autour de Jeanne, tant son prisme déforme la réalité. En même temps, elle fait preuve d’une grande lucidité sur certaines choses, s’illusionne qui veut bien s’illusionner. Et si ce n’était que pour mieux perdre le lecteur que cette impression d’innocence, car Jeanne elle aussi a des ambitions. J’ai beaucoup aimé ce décalage perturbant entre le point de vue focalisé sur la narratrice, et les bribes omniscientes qui donnent à changer de regard.
On rit parfois de ses propres contradictions exposées au grand jour dans cette fiction sociale menée de main de maître, qui dénonce autant qu’elle amuse et pique au vif.
La Tannerie, Celia Levi. Editions Tistram, 2020.
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